11 /11 / 23
Philippe GRAUER (1937- 2023) Vice-président de la SIHPP, notre ami Philippe Grauer est mort à Marseille, le 10 novembre, des suites d’un lymphome foudroyant.
Né à Paris le 13 février 1937, il était le fils d’Yvonne Grauer (1916-1999) dont il portait le patronyme. Il ne connaîtra jamais son père malgré toutes les recherches qu’il entreprendra avec son amie Claire Varenne. Sa mère avait été élevée à Alep par Rachel et Isaac Grauer, ses parents, qui dirigeaient l’Alliance israélite Universelle locale. Et à ce propos, il évoquait volontiers le souvenir du génocide des Arméniens. Ses grands-parents avaient en effet sauvé une jeune fille qui fera ensuite partie de leur famille.
Peintre de son métier, proche de l’école réaliste, aux côtés d’Alfred Manessier et d’Edouard Pignon, Yvonne Grauer fréquente le milieu artistique parisien de l’entre-deux-guerres. En 1939, elle abandonne son fils à l’Assistance publique. C’est ainsi qu’à l’âge de 2 ans, Philippe est placé dans une famille d’accueil à La Varenne Saint-Hilaire, ce qui lui évitera la déportation : il aura alors le destin d’un « enfant caché ».
Pendant ce temps, réfugiée à Istanbul, Yvonne Grauer épouse Eli Henri Farhi dont elle aura un fils Yves (1940-2007). Elle aussi échappera à l’extermination. C’est à l’âge de 16 ans que Philippe la retrouve et vient vivre avec elle dans des conditions relationnelles complexes. Jamais il ne se remettra du double traumatisme subi dans son enfance qu’il dissimulait derrière un humour souvent féroce, même s’il vouait une immense reconnaissance à sa famille adoptive.
Très tôt, il se passionne pour l’univers des psychothérapies qui, durant les années 1960, fleurissent sur la côte Ouest des États-Unis où il séjournera. Il les connaissaient toutes et parlait avec enthousiasme et érudition des maîtres qui les avaient fondées dans un souci de « dépasser » le freudisme classique, sans en renier les origines : Fritz Perls, juif berlinois formé à Vienne par Paul Schilder et inventeur de la Gestatl-thérapie, Jacob Levy Moreno, créateur du psychodrame, Wilhelm Reich, Alexandre Lowen, praticien de l’analyse bioénergétique, Carl Rogers, initiateur de la psychothérapie humaniste, Irwin D. Yalom. A quoi s’ajoutait un intérêt personnel pour le systémisme et l’École de Palo Alto.
Inutile de dire que ces courants étaient, à cette époque, méprisés ou ignorés par la communauté psychanalytique française, dont la puissance intellectuelle était à son apogée. Et pourtant, de nombreux praticiens, passés ou non par le divan, commençaient à s’y intéresser, tel Edmond Marc par exemple, qui militait pour une orientation « intégrative » des psychothérapies, « prônant un dialogue entre les différentes démarches et une recherche des bases théoriques et pratiques qui leur sont communes. »
En 1968, Grauer rejoint l’Université de Vincennes où il enseigne les nouvelles thérapies dans le cadre du département des sciences de l’éducation. Libertaire et écologiste, il se plaisait à transgresser, avec élégance, les codes vestimentaires de son milieu, portant des sandales de cuir été comme hiver, de discrets bracelets et des vêtements colorés de chez Kenzo. Sa passion pour le domaine « psy » qu’il qualifiait de « Quarré psy » lui donnait en réalité l’élan qui lui permettait, sinon de dépasser sa condition d’enfant rejeté, du moins de la sublimer. Il fit le choix de la psychothérapie relationnelle, mélange de psychanalyse, de psychologie humaniste (Abraham Maslow) et de nouvelles thérapies. Aussi entrera-t-il en analyse sur le divan d’Alain Didier-Weill, puis en supervision avec supervision avec Michel Guibal et Patrick Guyomard, acquérant ainsi une bonne formation freudienne. Il écrira de nombreux articles et construira pour la Documentation française un excellent dossier sur les nouvelles thérapies (390, 6 juin 1980). Enfin, il fera paraître un livre avec Yves Lefebvre, La psychothérapie relationnelle. De la Naissance d’une profession à l’émergence d’un champ disciplinaire (Enrick B.Edition, 2018).
 Dès 1966, il milite en faveur de toutes les tentatives en vue d’obtenir, en France, un statut légal pour les psychothérapeutes. En 1981, il participe à la création d’un syndicat national des praticiens en psychothérapie (SNPPsy) puis, avec son ami Jean-Michel Fourcade, à celle de l’Association fédérative française des organismes de psychothérapie (AFFOP, 1998). Enfin, dès 1985, il fonde sa propre école, le Centre interdisciplinaire de formation à la psychothérapie relationnelle (CIFPR) qu’il animera, à Paris et à Marseille, jusqu’à sa mort, malgré les écueils liés à la réglementation du titre de psychothérapeute (2010). Celle-ci contraignait en effet tous les praticiens non diplômés de ces écoles à être exclus d’un champ thérapeutique qu’ils avaient fait fructifier et à devenir des « psycho-praticiens non homologués ». Luc Facchetti, son ami de toujours, réalisera pour lui un magnifique catalogue photographique des œuvres d’Yvonne Grauer dont il avait héritées et qui étaient entassées dans son atelier de la rue Lacaze à Paris.
C’est en décembre 2003 que j’ai rencontré Philippe Grauer, allié à cette époque à Jacques-Alain Miller dans un combat d’envergure contre le projet de loi de Bernard Accoyer, soutenu par la plupart des écoles psychanalytiques et visant à réglementer le titre de psychothérapeute. Très vite, nous sommes devenus amis, partageant le même intérêt pour l’histoire de la psychanalyse et des psychothérapies. Le combat ne pouvait pas être gagné et nous étions nombreux à savoir que les écoles de psychothérapies seraient balayées par la nouvelle réglementation. Mais ce que nous ne savions pas, c’est que cette destruction allait conduire au triomphe du développement personnel, ensemble hétéroclite de pratiques fondées sur la quête de l’estime de soi, dont, en quelque sorte, ces écoles nous avaient préservés en se voulant les héritières de la discipline reine. Nous ne savions sans doute pas qu’en dépouillant à leur profit les psychothérapeutes de leur modeste titre, les psychanalystes seraient à leur tour victimes du même phénomène de dépossession.
Une anecdote me revient en mémoire. En 2005, après une réunion hostile à la réglementation, je rejoignis avec Philippe au restaurant « Chez Françoise » quelques-uns des chefs de la communauté. Nous étions prêts à nous asseoir à une table où étaient installés des amis, lorsqu’un l’un d’eux me lança gentiment à la figure : « toi oui, lui non ». Personne à cette table ne trouva à y redire. Et sur le trottoir où nous avions trouvé refuge, Philippe me dit avec un humour glaçant : « C’est une piqûre de rappel : au moins, avec ça, je sais ce que veut dire être juif ».
 Élisabeth Roudinesco, présidente de la SIHPP.